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  • Le double verrou à l’emploi pour les femmes immigrées (Le Soir)
Publié le 18/06/2025

Je vais sur la chambre. » « Non, je vais à la chambre. » « Je vais dans la chambre ? » Dans une des salles lumineuses du centre de langues Bruxelles Formation, à quelques pas du jardin Botanique, chacun y va de sa supposition. Autour des tables disposées en U, une dizaine d’élèves remplissent les blancs d’un texte à trous projeté sur le tableau. L’ambiance est studieuse et joyeuse. Ici, quand un mot échappe, un voisin souffle la réponse et on se corrige en se taquinant. Et pourtant, dans cette salle, plus de 80 nationalités se côtoient : brésilienne, rwandaise, turque, grecque, ukrainienne… Des premiers étudiants palestiniens ont aussi rejoint les bancs.

L’année dernière, plus de 1.200 personnes ont appris le français, le néerlandais ou l’anglais avec Bruxelles Formation dans l’objectif de favoriser leur insertion professionnelle. La plupart ont déjà une expérience professionnelle et ont été comptable, puéricultrice ou musicien avant leur arrivée en Belgique, mais peinent à décrocher un emploi en raison d’une maîtrise insuffisante de la
langue. « En un an et demi, ils peuvent atteindre un niveau suffisant pour travailler », s’enthousiasme Pascale Fabre,directrice du centre. Parmi eux, de nombreuses femmes qui cumulent la barrière de la langue et celle du genre.

La barrière de la langue
A Bruxelles, la langue reste le premier verrou vers l’emploi. Alina, 21 ans, l’a appris à ses dépens en arrivant d’Albanie il y a huit mois. Diplômée en arts, anglophone, elle pensait pouvoir s’insérer facilement. Mais sans le français, les opportunités se sont vite évaporées. « Toutes les portes étaient fermées », souffle-­t-­elle. Aujourd’hui, elle suit les cours le matin au centre Bruxelles Formation, puis enchaîne avec quatre heures de ménage. Elle a emménagé dans le quartier de Saint-­Gilles avec son mari et possède un loyer qui dépasse les 1.000 euros. « Tout coûte une fortune : le loyer, les courses, même un simple café. » Elle ne reçoit aucune aide de ses parents – non pas qu’ils refusent, mais parce qu’elle leur tait ses difficultés. Discrète sur sa vie personnelle, elle évoque toutefois ses rêves : « Ça, c’est où je suis maintenant… et ça, c’est ce que je veux atteindre », affirme­-t-­elle en mimant deux niveaux avec les bras.

Pour lever ces barrières, le centre de Bruxelles Formation Langues propose des modules courts et intensifs : sept semaines de cours, cinq jours par semaine, quatre heures par jour. « Les cours de français sont les plus demandés et, en fonction du profil, on suggère de compléter avec du néerlandais », précise Pascale Fabre. L’apprentissage va du niveau débutant à confirmé avec, très rapidement, un accompagnement spécifique vers l’insertion professionnelle. Vocabulaire technique, simulation d’entretien, codes de l’entreprise : ici, tout est pensé pour préparer l’entrée sur le marché du travail. Parfois aussi pour les rediriger vers des secteurs en tension où les postes ne sont pas pourvus, comme les soins, la logistique ou la restauration. « Beaucoup ont des compétences solides et valorisables, mais sans la langue ils se sentent illégitimes », déplore Pascale Fabre.

Femmes immigrées, insertion compliquée
Pour les femmes immigrées, le chemin est encore plus accidenté. A la barrière de la langue s’ajoutent celle du genre, la précarité, la charge familiale, les pressions culturelles. Un cinquième des apprenants ont un profil de famille monoparentale, en grande majorité des mères seules. « On essaie d’éviter qu’elles décrochent », explique Pascale Fabre. Le centre suit le rythme scolaire et assouplit parfois les règles : « On a, par exemple, levé une interdiction de retard pour une maman qui dépose chaque matin ses deux enfants lourdement handicapés dans des écoles différentes. » D’autres doivent négocier leur autonomie à la maison. « Certaines viennent ici même si leur mari refuse qu’elles travaillent. Suivre les cours, c’est déjà résister. »

Ileana, 47 ans, a fui la dictature vénézuélienne et mesure pleinement la chance de pouvoir, ici, apprendre gratuitement. « Là-­bas, pour un cours comme celui­-ci, il faudrait vendre un rein, un cœur, un poumon », plaisante-­t-­elle avec un rire franc. Après une parenthèse en Espagne, elle rejoint son mari chef cuisinier à Bruxelles il y a cinq ans. Depuis, elle ne ménage pas ses efforts. Serveuse, femme de ménage, caissière : peu importe le poste, elle est prête à tout pour pouvoir travailler. « Je suis persévérante », lance-­t-­elle en se désignant fièrement du doigt. Elle espère bientôt pouvoir économiser pour soutenir son père malade resté au pays. Malgré la grisaille de la Belgique, elle retient tout le reste. « Ici, tout fonctionne : les transports, les écoles, les hôpitaux. On est en sécurité et on vit mieux ! » Surtout, Bruxelles lui a rendu quelque chose de précieux : la capacité de se projeter. Elle rêve désormais d’ouvrir un salon de coiffure. « Faire des mèches, j’adorerais ça ! », ponctue-­t-­elle en maniant des ciseaux invisibles dans les airs.

Lien: https://www.lesoir.be/682146/article/2025-06-17/bruxelles-le-double-verrou-lemploi-pour-les-femmes-immigrees

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